L’écrivain Boris Vian publie en 1947, L’Ecume des Jours, un roman racontant l’histoire d’amour tragique de Colin et Chloé dans un univers poétique et fantaisiste. Leur histoire d’amour va vite, ils se rencontrent, se marient, puis Chloé tombe malade. Elle a un nénuphar qui pousse dans son poumon droit. Colin qui est un homme fortuné et qui ne travaille pas pour vivre, s’emploie pendant tout le roman à sauver Chloé de la maladie et de la mort, jusqu’à en épuiser sa fortune. 60 ans plus tard, le réalisateur Michel Gondry – connu pour ses oeuvres artistiques poétiques et décalées – adapte le roman en film en 2013. Il propose un film d’une durée de 251 minutes, réunissant des acteurs tels que Romain Duris, Audrey Tautou ou Omar Sy. Film qui a divisé la critique à sa sortie. 

Selon le maître de conférences en littérature générale et comparée à l’Université Rennes 2, Jean Cléder, si les adaptations cinématographiques d’œuvres littéraires sont souvent mal accueillies, c’est parce qu’elles sont vues comme des propositions qui diminuent le texte original. Et cela pour deux raisons principales : 

  • la supériorité hypothétique et supposée de la littérature vue comme un média plus noble que le cinéma ; 
  • et l’effet d’actualisation produit par le cinéma qui par ses images violerait la virtualité textuelle. Par ailleurs, il propose de ne pas aborder les deux œuvres par comparaison, mais plutôt de regarder les « jeux de déplacements » existant entre l’œuvre originale et l’œuvre adaptée. Il entend par « jeux de déplacement », la capacité du réalisateur à apporter quelque chose de neuf à l’œuvre originale : en déstabilisant, étonnant,  perturbant le spectateur ainsi qu’en complétant le roman.  


Dans le cadre de cet écrit, nous proposerons une analyse de l’adaptation cinématographique de Gondry en tentant de répondre à la problématique suivante : Dans quelles mesures Michel Gondry établit-il certains « jeux de déplacement » entre le roman initial de Boris Vian datant de 1947 et son adaptation cinématographique de 2013, quels en sont les enjeux et contraintes ?

Nous répondrons à cette question en 2 temps : une première partie analysera de quelles manières Gondry s’est réapproprié la construction artistique du roman de Boris Vian, dans une seconde partie, nous interrogerons l’adaptation des messages sous-jacents à l’histoire. 


I. La ré-appropriation de la construction artistique du roman de Boris Vian

A. Le choix de la fidélité narrative

Tout d’abord, l’œuvre cinématographique de Gondry est fidèle dans la narration à l’œuvre de Vian, bien que marginalement adapté dans sa progression chronologique. La narration omnisciente est maintenue. L’ensemble des personnages se retrouve dans le film. Le spectateur reconnaît ainsi l’ensemble des personnages du roman et leurs personnalités : Colin et sa gaïeté naïve ; Chick, ingénieur travaillant dans une usine et son obsession pour Jean-Sol Partre ; Nicolas, fidèle ami-serviteur de Colin ou encore Chloé et sa fragilité, son statut de malade. Des personnages secondaires du roman sont aussi intégrés à la narration tel qu’Alise, petite-amie de Nicolas et nièce de Nicolas. Le lieu du déroulement de l’action est le même : Paris. Gondry réussit en dans un film de 2 heures et 11 min à rendre compte de la totalité de l’histoire du roman, en respectant une trame scénaristique respectant la chronologie du roman : du déjeuner de Chick et Colin, à son domicile, jusqu’à l’enterrement de Chloé. Mais si, Gondry a choisi de respecter la cohérence narrative de l’œuvre initiale, il est possible de souligner qu’il a du adapter sa mise en scène aux contraintes du cinéma contemporain. 


B. Des contraintes liées à la réalisation d’un film moderne obligeant le réalisateur à s’adapter

Malgré une fidélité narrative, il est possible de souligner les contraintes auxquels Gondry a été confronté. Parmi ces contraintes, le roman de Boris Vian se découpe en 67 chapitres, un narrateur omniscient qui s’attarde sur de nombreux détails liés à la description des personnages ou encore les jeux de langage propres à l’écriture de Vian. Pour s’adapter à ces contraintes, il est possible d’observer que le réalisateur a choisi de figurer son film en deux parties distinctes – nous y reviendrons -. Par ailleurs, le narrateur omniscient se transfigure ici non par une voix qui raconte mais par des plans du réalisateur qui ne s’attardent pas autant que le narrateur omniscient sur des détails pour ne pas saturer la compréhension. Dans son film, Gondry choisit davantage de mettre en avant les acteurs du film, en raison des contraintes liées au cinéma moderne. Le spectateur doit s’identifier. En ce sens, bien que nous n’ayons d’informations précises sur la temporalité de l’histoire décrite par Vian, nous avions plusieurs indices avec la carte à pointer de Chick, les poteaux télégraphiques, le téléphone qui n’est pas portable. Gondry, quant à lui, choisit de s’autonomiser en introduisant de la modernité en filmant par exemple : le forum des Halles en travaux en 2012 ou encore un proto-internet permettant de faire des requêtes et d’obtenir de l’information instantanément, procédé qui n’existait pas encore à la fin des années 40. Enfin, les « jeux de langage » qui sont légions, dans le roman, se transforment, en joute verbale comique entre les acteurs. 


C. Des choix médiagéniques permettant de rendre compte du caractère surréaliste et poétique de l’oeuvre

Au delà des contraintes liées à la réalisation d’un film moderne, Gondry a cherché des solutions médiagéniques permettant de figurer le surréalisme et la poésie de l’œuvre originale. Cela va notamment passer par deux aspects majeurs que nous mettrons ici en avant : des choix visuels et graphiques audacieux ainsi que des choix sonores marquant la poésie de l’oeuvre. Gondry choisit notamment de créer un univers visuel et graphique original. Pour retranscrire, les deux temps de l’histoire, Gondry choisit de les marquer matériellement par la couleur : une première partie en couleurs, marquant la vie insouciante de ces jeunes adultes, le temps de l’amour, le mariage de Colin et Chloé ; puis de basculer dans une décoloration progressive de la pellicule en noir et blanc, pour montrer la lutte contre la maladie, l’accentuation du tragique et aussi la mort de Chloé.

Aussi, dans les choix médiagéniques, celui de figurer l’univers-langage de Vian, Gondry crée des objets représentant ce « langage-univers » de Boris Vian, tels que le « pianococktail » de Colin, qui permet à un piano de créer différents cocktails en fonction des différentes notes jouées  ou au doublezon, monnaie imaginaire d’exister en créant le billet dédié. Aussi, il choisit d’accentuer, la poésie et le comique de l’œuvre en introduisant des trucages, qui sont pratiqués de manière visibles pour le spectateur.

On pense notamment aux scènes où l’on voit l’anguille, qui sort des robinets ou encore au moment de manger, l’anguille découpée, continue à s’animer pour accentuer le comique de situation. Gondry choisit aussi d’accentuer le surréalisme de l’histoire, en intégrant des écrans dans de nombreuses scènes : au début du film, la souris qui se balade et est présente dans la télévision ; Duke Ellington qui chante à l’anniversaire du caniche Dupont, le personnage de Jules Gouffé, livre de cuisine, qui donne des conseils de cuisine et donne des ingrédients à travers l’écran à Nicolas.

Ces choix de Gondry permettent de figurer les inventions poétiques de Vian tout en s’adaptant aux besoins du cinéma moderne. Dans les choix médiagéniques de Gondry, celui d’intégrer pleinement l’univers jazzy du roman, à l’écran en intégrant notamment les chansons de Duke Ellington, le jazzman des années 40, dont la chanson Chloé.

Dans la bande sonore, on retrouve le jazz omniprésent pleinement intégré à l’œuvre de Gondry, avec le parti pris de diversifier les différentes musiques de la bande originale et d’y intégrer des morceaux de jazz plus récents. Aussi, l’expression sonore du film se caractérise également par des bruitages réguliers permettant d’introduire des éléments d’atmosphère. On pense notamment aux moments où Colin plonge dans sa baignoire, le fond sonore nous laisse à penser comme à l’image qu’il est plonge dans des fonds marins ; introduisant une atmosphère poétique et dérangeante. 

Au-delà d’une adaptation artistique, Gondry a également choisi d’adapter les messages sous-jacents de l’œuvre


II. Une adaptation des messages sous-jacents

A. Le choix d’un ton divertissant plus que philosophique

Tout d’abord, il est important de souligner que dans son adaptation, Gondry s’il fait bien le choix de la fidélité narrative, accentue davantage le divertissement que la critique philosophique introduite par Vian. En effet, de nombreux critiques littéraires se sont attachés à montrer que le roman l’Ecume des Jours constitue une critique caricaturale de l’existentialisme de Jean-Paul Sartre. Si elle est bien intégrée en demie-teinte, par le respect de l’histoire originale avec le personnage de Chick qui idôlatre Partre. Dans le film, Gondry, choisit de composer un film divertissant, avec une tonalité divertissante et avec une critique actualisée de certains éléments de l’œuvre de Vian. 


B. Le maintien de la critique des Institutions

Comme dans le roman de Boris Vian, la critique des institutions est récurrente et est représentés avec force par Michel Gondry. Les hommes d’Eglise tiennent un langage hypocrite et inapproprié, notamment lorsque Chloé meurt, Colin se rend à l’Eglise pour l’enterrer mais il n’a quasiment plus d’argent, l’Homme d’Eglise lui répond qu’elle aura un enterrement de pauvre.

Le monde des intellectuels est également moqué, à travers l’obsession de Chick, pour Jean-Sol Partre, que Gondry représente tantôt avec ses lunettes fantasques sur les couvertures de ses livres, et tantôt comme une poupée trouvée et achetée en vitrine par Chick qui deviendrait son ami. Le monde du travail n’est pas épargné, Chick travaille dans une usine, dans laquelle nous voyons régulièrement la chaîne de production, sans savoir exactement ce qui est fabriqué.

A la moindre erreur, les corps sont broyés par la machine, comme pour montrer la cruauté du monde du travail. Enfin, le monde de l’armement est représenté comme étant inhumain et insensé, notamment lorsque Colin qui recherche un travail se rend dans une usine fabriquant des armes. Pour faciliter l’industrialisation de ces armes, des hommes doivent rester coucher sur des monticules de Terre. Par ce procédé, Gondry représente les hommes comme couchés et morts dans les tranchées à la guerre.


C. L’introduction d’une critique moderne

Au delà de la création d’une imagerie montrant la critique des institutions comme l’a montré le roman l’Ecume des Jours, Gondry introduit une nouvelle critique de la modernité. Gondry semble aussi introduire un message qui lui est propre et qui dépasse la contemporanéité de Vian, tels que la critique des médias. Il est notamment possible de prendre pour exemple, la scène de la patinoire, où un accident corporel implique plusieurs personnes tombées dont certaines semblent mortes. Cet événement est filmé par un caméraman. Colin et Chloé au lieu de s’épouvanter de cet événement, s’agenouillent devant le caméraman et font un signe de croix. En cela, Gondry introduit une critique envers le monde des médias tout puissant dans sa contemporanéité à lui, où les individus ne semblent pas remettre en cause leur rôle, leurs fonctions, leurs points de vue. 


Conclusion

En somme, les « jeux de déplacement » observés dans l’œuvre de Gondry , sont inhérents aux contraintes cinématographiques contemporaines : celle d’avoir une histoire cohérente et à laquelle le public peut s’identifier, d’utiliser des moyens médiagéniques permettant d’observer la poésie et le surréalisme de l’œuvre de Vian ou encore de créer une œuvre originale et authentique. Par ailleurs, ces « jeux de déplacement » s’observent non pas seulement dans la forme, mais aussi dans le fond, où Gondry réussit à produire un film divertissant tout en élaborant une critique actualisée des Institutions et de la modernité.