Introduction
À l'époque du 19e siècle où Baudelaire publiait "Les Fleurs du Mal", la poésie française était un véritable bouillon de culture.
Le romantisme, avec son lyrisme exacerbé, régnait encore en maître, notamment avec Victor Hugo, mais de nouvelles voix s'élevaient, prêtes à bousculer les codes.
Les Parnassiens, en quête de perfection formelle, célébraient l'art pour l'art, tandis que les Symbolistes, dont Charles Baudelaire était un précurseur, exploraient les profondeurs de l'âme humaine à travers un langage riche en symboles et en correspondances.
La société française, en pleine mutation, se modernisait à grande vitesse.
En effet, la France connut au 19e siècle son industrialisation, où l’apparition des chemins de fer notamment réduisait considérablement la distance entre les villes et les campagnes. L’exode rurale et l’industrialisation marqua alors ce siècle, avec l’apparition du prolétariat… tout cela alimentait une poésie en prise avec son temps.
Baudelaire, dans "Les Fleurs du Mal", a saisi cette modernité.
Il a osé plonger dans les bas-fonds de l'âme humaine, explorer la solitude de l'individu dans la foule urbaine, le spleen, l'idéal, la beauté et la laideur.
Dans le recueil emblématique Les Fleurs du Mal, Charles Baudelaire nous offrait alors vers 1860 une poésie symbolique, notamment celle intitulée "Les Aveugles".
Ce sonnet, à travers la description d'hommes privés de la vue, explore des thèmes tels que l'altérité, la perception du monde et la condition du poète.
Dans cet article, nous plongerons au cœur de chaque vers pour en décrypter les subtilités et les symboles.
I. Le tableau des aveugles (Quatrains 1 et 2)
"Contemple-les, mon âme; ils sont vraiment affreux! / Pareils aux mannequins; vaguement ridicules; / Terribles, singuliers comme les somnambules; / Dardant on ne sait où leurs globes ténébreux."
Dès le premier vers, le poète interpelle son âme, l'invitant à observer ces êtres singuliers. Le choix du verbe "contempler" souligne l'aspect visuel du poème, malgré son sujet. Les aveugles sont décrits comme "affreux", "ridicules", "terribles", suscitant à la fois la peur et la pitié.
La comparaison avec les "mannequins" et les "somnambules" renforce leur étrangeté, leur distance par rapport au monde des voyants.
Leurs yeux, "globes ténébreux", sont privés de lumière, symbole de la connaissance et de la raison.
"Leurs yeux, d'où la divine étincelle est partie, Comme s'ils regardaient au loin, restent levés au ciel ; on ne les voit jamais vers les pavés. Pencher rêveusement leur tête appesantie."
Le deuxième quatrain insiste sur le regard fixe des aveugles, tourné vers le ciel, comme s'ils cherchaient en vain une lumière divine.
Cette image contraste avec leur incapacité à voir le monde terrestre, symbolisé par les "pavés".
Leur tête "appesantie" évoque le poids de leur condition, leur isolement dans un monde qu'ils ne peuvent appréhender visuellement.
II. L'aveugle (Premier tercet)
"Ils traversent ainsi le noir illimité, Ce frère du silence éternel. O cité! Pendant qu'autour de nous tu chantes, ris et beugles,"
Le premier tercet introduit une dimension spatiale : les aveugles évoluent dans "le noir illimité", métaphore de leur cécité, mais aussi d'un monde intérieur riche et insondable.
Ce noir est associé au "silence éternel", soulignant leur solitude et leur détachement du tumulte de la ville. Baudelaire oppose leur silence intérieur au bruit de la "cité", personnifiée, qui "chante, rit et beugle".
Cette opposition renforce le sentiment d'isolement des aveugles, étrangers dans leur propre ville.
III. Le poète (Second tercet)
"Éprise du plaisir jusqu'à l'atrocité, Vois ! je me traîne aussi! mais, plus qu'eux hébété, Je dis: Que cherchent-ils au Ciel, tous ces aveugles?"
Le dernier tercet marque un tournant : le poète s'identifie aux aveugles.
Il se "traîne" lui aussi, "plus qu'eux hébété", dans une ville "éprise du plaisir jusqu'à l'atrocité". Cette identification révèle la solitude du poète, incompris dans une société matérialiste et superficielle.
La question finale, "Que cherchent-ils au Ciel, tous ces aveugles?", exprime l'incompréhension du poète face à la quête spirituelle des aveugles, mais aussi sa propre quête de sens dans un monde qui lui semble absurde.
Conclusion
En somme, "Les Aveugles" est bien plus qu'un simple poème sur la cécité.
C'est un miroir tendu à la société du XIXe siècle, une société en pleine mutation, tiraillée entre progrès industriel et bouleversements sociaux, entre splendeur et misère.
Charles Baudelaire, en observateur lucide et poète maudit, saisit cette dualité avec une acuité troublante.
Les aveugles, ces êtres marginalisés, deviennent le symbole de l'aliénation de l'homme moderne, perdu dans le tumulte de la ville, aveugle à sa propre condition. Le poète, en s'identifiant à eux, révèle sa propre solitude, son sentiment d'être un étranger dans un monde qui ne le comprend pas.
À travers cette œuvre, il nous invite à un voyage au cœur des ténèbres, à la rencontre de nos propres aveuglements.
Il nous rappelle que la véritable vision ne se limite pas à la perception du monde extérieur, mais qu'elle implique aussi une plongée dans les profondeurs de l'âme humaine, avec ses contradictions, ses aspirations et ses désespoirs.
Ce poème est ainsi un appel à ouvrir les yeux, non pas seulement sur le monde qui nous entoure, mais surtout sur nous-mêmes, sur notre propre humanité, avec ses failles et ses grandeurs. C'est une invitation à la réflexion, à la quête de sens, dans un monde où les repères vacillent et où l'idéal semble s'éloigner.
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