L’Être et le néant, publié en 1943, est l’ouvrage majeur du philosophe français Jean-Paul Sartre. Il y déploie les fondements de l’existentialisme, courant de pensée qui influencera durablement la seconde moitié du XXe siècle. Dans l’extrait qui est proposé, l’auteur aborde le thème du passé sous cette question de la liberté des individus au sein de leur propre vie : en d’autres termes, dans quelle mesure le passé agit sur nos existences ? Est-on prédéterminé par nos expériences passées ?

Nous commencerons par étudier la manière dont Sartre évoque le passé, par quels éléments, stylistiques notamment, il le convoque et le met en perspective dans son discours.

Nous développerons ensuite comment cette convocation du passé lui permet de livrer son idée que l’influence du passé est conditionnée par les buts, au présent, de l’individu présent, en tant que « projet fondamental » et par quels outils littéraires ce projet est appuyé.

La conclusion nous permettra d’ouvrir sur une référence pertinente, la psychanalyse, avec laquelle Sartre lui-même a eu affaire.




Évocation du passé et éléments stylistiques

Le texte de Jean-Paul Sartre induit, comme toute réflexion sur le passé, de mettre en lumière ses modes d’existence. Logiquement pour pouvoir parler du passé il faut tout d’abord s’entendre sur comment il se manifeste. Sur ce plan l’auteur se situe dès les premières lignes sur le terrain de l’intériorité : « Cela ne signifie nullement que je puis faire varier au gré de mes caprices le sens de mes actes antérieurs » pose la question du sens que nous donnons a posteriori et donc de la réinterprétation, c’est-à-dire de la mémoire personnelle. Le terme de « caprice » place cette mémoire réinterprétative sous une forme fluctuante, instable, selon le contexte présent qui nous arrange, pourrait-on dire. La notion d’un passé ici perdu qui aurait besoin d’être sauvé par une autre attitude vis-à-vis de lui - « je sauve le passé » – est entendu comme perdu par la fluctuation de sens, donc, par son absence de sens solide, la fragilité de cette notion. C’est ce qui jette le trouble.

Le rôle de la mémoire est ici prépondérant. Dans les illustrations par l’exemple qui concluent sa démonstration, Sartre donne le sentiment d’un bref bilan d’une vie autour de quelques expériences marquantes, comme l’on pourrait entendre une voix qui repasse sur son passé. Il se concentre sur un intrigant épisode qu’il lie à sa propre jeunesse, faisant mention d’une « crise mystique » qui l’aurait fait frôler une conversion religieuse. Il confie n’avoir peut-être pas, rétrospectivement, saisi la juste mesure de cette « crise » en ce qu’elle consistait peut-être plus qu’une passade adolescente, elle était peut-être une « prémonition ». Le mot, avec ce qu’il contient de surnaturel, est surprenant de la part d’un athée comme Jean-Paul Sartre. C’est parce qu’il ne parle pas de mystique, mais bien d’une prémonition dans le sens d’une vue soudaine, sur le « projet fondamental » que l’individu est, c’est-à-dire un être avec une existence axée sur des cohérences, un fil directif.

Projet fondamental : appui des outils littéraires

Ce fameux « projet fondamental » sartrien se dessine, au travers de l’argumentation, par la répétition de plusieurs motifs. L’individualité est textuellement, lexicalement, omniprésente. Le texte est écrit à la première personne, par un « Je » entêtant. La récurrence du mot « décider » sous des modes de conjugaison multiples (infinitif, présent simple, futur simple), se comptant pas moins de sept fois pour un texte si court, vient saisir le lecteur pour l’emmener sur le motif du choix, de l’action, de l’implication personnelle. Le dernier paragraphe, comme un résumé, aligne les questions rhétoriques avec l’anaphore « Qui ? », interrogations auxquelles il répond, dans la plus grande logique du texte et de sa pensée « C’est moi, toujours moi ». Les outils d’écriture incarnent la source de la pensée de Sartre par cette prépondérance de l'individualité.

Car ce que le philosophe développe dans ce texte, c’est bien un éloge philosophique du but et de la direction choisie. Face à la fluctuation de la réinterprétation, qui peut être liée aux contextes changeants, dans un moment de la vie ou un autre, dans une disposition particulière, psychologique ou sentimentale, aux modifications que subit notre être tout au long de son existence, ce qui prime sont selon lui les « buts » que nous, êtres humains, donnant à notre vie. C’est la direction via la réponse que nous donnons, ou plus exactement, que nous décidons de donner qui définissent le sens d’une expérience passée. Expérience ainsi éclairée à la lumière du chemin parcouru depuis, à l’aune du présent. L’exemple que Sartre choisit, à nos yeux le plus habile, est celui de l’incarcération « Qui décidera si le séjour en prison que j’ai fait, après un vol, a été fructueux ou déplorable ? Moi, selon que je renonce à voler ou que je m’endurcis. » : cette posture semble donner une liberté puissante à l’individu, un volontarisme, une invitation à l’action tout autant qu’à la résilience, au profit de ce que l’on souhaite faire de soi-même, le « projet fondamental » que chaque personne peut être.

Conclusion

Avec cet extrait de L’Être et le néant Jean-Paul Sartre livre un texte invitant le lecteur à se réapproprier son passé, fut-il difficile, impactant, en fonction du sens qu’il donne à sa vie présente. Par l’habile évocation en anamnèse d’une expérience présentée comme personnelle, soutenue par une mise en avant de la prépondérance de l’individu par un recours aux outils littéraires et thématiques de l’action et du « je », l’auteur nous adresse bel et bien une philosophie de la capacité d’agir, de se défaire, de se rendre libre de ce qui est censé nous constituer. Un mode d’être où « l’existence précède l’essence » : l’existentialisme. On comprend, paradoxalement, l’intérêt de Jean-Paul Sartre pour la psychanalyse - il a écrit un scénario sur la vie de Sigmund Freud qui n’a jamais été porté à l’écran - théorie qui semble à la fois s’opposer (par l’importance accordée aux traumatismes) et se conformer à cette vision de l’Homme.